di Paolo Napoli, 67, 1/2012
En quarante ans d'activité, Mario Sbriccoli (1941-2005) a-élevé la recherche sur le fait «pénal» au rang d'une discipline à même d'élucider les rapports entre pouvoir et société. De l'ltalie des status communaux à l'Italie post-unitaire, M. Sbriccoli a trouvé dans le droit pénal – et plus généralement dans la question criminelle – le prisme le plus adéquat pour observer des dynamiques que la culture strictement positiviste et formaliste des historiens du droit n'avait pas réussi à faire émerger. lntellectuel engagé dans la lutte pour doter la gauche et le mouvement ouvrier italiens d'une véritable culture pénale «garantista», à savoir protectrice des droits fondamentaux, inspirée des valeurs constitutionnelles, M. Sbriccoli n'a jamais cessé de penser que le droit pénal fût aussi une politique.
Les nombreuses contributions réunies dans ce volume témoignent de l'originalité d'une recherche qui sut aussi bien renouveler l'approche des sources que les catégories explicatives de la pénalité. Formé à l'école de Paolo Grossi, M. Sbriccoli a toujours conçu la peine non pas tant comme un moment de réaction au phénomène de la déviance que comme un mécanisme institutionnel qualifiant l'histoire civile de la communauté politique. Le choix de mettre au centre de la scène historique la question du conflit et de la négociation, comme le remarque Giorgia Alessi, contribue à vivifier sensiblement une recherche traditionnellement axée sur les normes et les procédures. L'ombre totalisante de l'État tend à se retirer pour laisser place à une histoire qui évite de décrire le pénal comme un simple moment de répression d'une illégalité, pour en faire, selon la célèbre définition de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, la négation d'une négation. Le droit de punir représente en réalité le sismographe, pour ainsi dire, du degré d'«incivilimento» de la société. Pietro Costa et Paolo Cappellini, dans leurs textes respectifs, soulignent cette vision marquée par le réformisme des Lumières, chez un historien qui avait d'abord installé son atelier dans la réalité bouillonnante des villes italiennes des XIII et XIV siècles, puis dans ce «lieu» capital, siège de l'hérésie laïque: le crime de lèsemajesté (1).
Hostile à tout repli autoréférentiel du langage des juristes, M. Sbriccoli a toujours perçu la nécessité de mesurer la pertinence des catégories du droit sur un terrain que, de son côté, l'histoire sociale avait déjà tâché de défricher. Si Philippe Robert rappelle la coopération de M. Sbriccoli avec les sociologues européens en matière de crime et si Maurice Aymard reconstruit les rapports souvent difficiles entre historiens et juristes, dont les revendications extrêmes ont trouvé co M. Sbriccoli un médiateur averti, plusieurs interventions rappellent en particulier le débat entre M. Sbriccoli et Edoardo Grendi sur le rôle de l'histoire judiciaire comme voie d'accès au phénomène de la pénalité. Pour l'Ancien Régime, E. Grendi valorisait surtout les pratiques de résolution des conflits qui étaient alternatives à celles des appareils institutionnels chargés de cette fonction. Focalisé sur la case history, le regard de l'histoire sociale réduisait l'importance des «formes» hautes pour se concentrer sur les faits, les actions criminelles individuelles, alors que pour M. Sbriccoli la compréhension du fait criminel était inséparable de la mise en forme que lui prêtait le discours juridique. D'où, aussi, sa position modérément enthousiaste à l'égard de l'infrajudidiciaire, une catégorie qui avait néanmoins pourvu l'historiographie d'énergies fraîches grâce à sa sensibilité pour les pratiques de la médiation et les arrangements entre les parties. Cette catégorie, toutefois, avait fini par se morceler dans nombre de sous-divisions (parajustice, extrajustice) qui, aux yeux de M. Sbriccoli, oblitéraient une vision unitaire du problème de la justice criminelle. Celle-ci se concrétisait dans toutes les situations, publiques ou privées, qui montraient l'application régulière de procédures ritualisées pour résoudre des conflits sociaux.
Si, d'un côté, l'approche que M. Sbriccoli privilégiait minait le monopole public de la justice criminelle et diversifiait dans une pluralité de lieux la solution des controverses, de l'autre elle n'était pas prête à réduire la question criminelle à la disponibilìté des particuliers, comme s'il s'agissait d'une affaire civile quelconque. L'inventivité des acteurs individuels et collectifs n'offrait pas, à elle seule, le critère ultime pour mesurer la vérité historique, car selon M. Sbriccoli le social bargaining ne pouvait jamais se comprendre qu'à l'aune de la durée tenace des structures juridiques. C'est dans ce cadre que la distinction qu'il a forgée entre «pénal hégémonique» et «pénal négocié» prend tout son éclat. Tandis que le «pénal négocié» repose sur une justice régie par l'oralité de la procédure et vouée à l'indemnisation de la personne grâce à l'accord intervenant entre les parties, mais aussi entre les communautés d'appartenance - le «droit» à la vengeance (Pieter Spierenburg) relevait de ce modèle, tout comme la stipulation de la paix privée -, le pénal hégémonique émerge en ltalie à l'époque des seigneuries et s'impose ensuite dans la modernité juridique européenne. Une série d'éléments le distingue de la justice négociée: l'infraction pénale est moins conçue comme une offense à la personne que comme un acte de désobéissance à l'ordre juridique; le procès criminel relève fondamentalement de l'intérêt général et la peine représente une rétribution; la coutume perd progressivement de son importance, alors que la procédure acquiert des traits inquisitoriaux, tout en se structurant selon des protocoles écrits.
Toutefois, comme l'observe Italo Birocchi, le pénal hégémonique restait dans l'emploi de M. Sbriccoli une notion opératoire, un outil de travail plutôt que l'attribut exclusif d'un agent institutionnel précis comme le souverain. Le déploiement du pénal hégémonique ne présupposait pas la centralisation des sources du droit autour de la loi, car il s'agissait d'une transformation de la justice criminelle parfaitement compatible avec le pluralisme des pratiques judiciaires. Son incubation longue finissait certes par trouver sa consolidation dans un pouvoir étatique qui, au XVIII siècle, s'affirmait définitivement grâce à l'assomption, sous forme de valeurs laïques, de principes traditionnellement protégés par l'Église. La transformation des péchés en crimes accompagnait l'identification progressive du pénal dans la sphère publique. Selon Andrea Zorzi, M. Sbriccoli était toutefois conscient qu'un tel tableau pouvait facilement se prêter à une lecture téléologique, comme si les appareils publics représentaient le destin nécessaire de la résolution des conflits dans les sociétés européennes. Plutôt qu'en termes de passage d'un strade à l'autre, il essaya alors de sauvegarder la dynamique ouverte des deux systèmes, le pénal hégémonique impliquant toujours des éléments propres à la forme négociée. Nous ne pouvons qu'apprécier advantage la pertinence de ce regard, quand on pense au phénomène actuel de privatisation de la justice pénale qui, sous l'influence du système nord-américain, s'empare de plusieurs droits procéduraux européens.
Si plusieurs contributions se sone concentrées sur le versant le plus contemporain de la recherche de M. Sbriccoli, et notamment sur les questions du droit pénal et d'ordre public entre l'État libéral et le fascisme, Adriano Prosperi a examiné la dernière passion qui ponctua l'itinéraire du chercheur, l'iconographic judiciaire. Alors que ce domaine peut facilement séduire des esprits à la curiosité intellectuelle un peu relâchée, cette étude était au contraire, dans le cas de M. Sbriccoli, l'occasion de mesurer avec rigueur le rapport entre allégories et concepts, ainsi que le passage capital d'une justice représentée par l'épée du souverain à une justice aux yeux bandés, qui annonce un fonctionnement différent dans l'application des lois au sein d'une communauté politique (2). Pas de fuite dans un imaginaire autosuffisant, mais un rappel constant de la correspondance effective entre pratiques et représentations: le pénal, pour M. Sbriccoli, était un univers trop concret et surchargé de valeurs pour tolérer la moindre complaisance esthétisante.
(1) Mario Sbriccoli, L’interpretazione dello statuto. Contributo allo studio della funzione dei giuristi nell’età comunale, Milan, A. Giuffrè, 1969, et Crimen laesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna, Milan, A. Giuffrè, 1974.
(2) Mario Sbriccoli, «La triade, le bandeau, le genou. Droit et procès pénal dans les allégories de la justice du Moyen Âge à l'âge moderne», Crime, Histoire et Sociétés, 9-1, 2005, p. 33-78.