di Nathalie Koble, Jessy Simonini, Carte romanze, 6/2 (2018), pp. 238-240
Dans l’abondante bibliographie consacrée à la merveille et au merveilleux dans la culture médiévale, ce livre se distingue par son érudition, son approche transdisciplinaire, l’efficacité des concepts utilisés, l’ampleur et l’originalité de son corpus. Réfléchissant sur l’anthropologie du merveilleux à partir des réflexions qu’il suscite, chez les clercs médiévaux mais aussi sous la plume des laïcs, Martina di Febo propose d’en comprendre la définition et les enjeux en fonction des sphères géopolitiques dans lesquelles les œuvres s’inscrivent, du XIIe siècle à la fin du Moyen Age.
L’auteure fixe dès le début les limites épistémologiques de sa recherche, en distinguant de façon bien définie les mirabilia, qui s’opposent aux monstra et à la merveille de la fiction romanesque. Ce choix impose de travailler sur un corpus en partie inexploré, mais qui mérite néanmoins d’être analysé en profondeur: si, par exemple, les recherches de Dubost et de Jean-René Valette (évoquées par Martina di Febo), s’interrogent sur le merveilleux dans l’espace de la narration ou dans ses implications théologico-spirituelles, Mirabilia et merveille propose une lecture du sujet qui repose sur un corpus élargi. Les références critiques entrecroisent de façon pertinente des réflexions issues de plusieurs disciplines: l’histoire sociale et culturelle, l’anthropologie et les théories du folklore et du mythe (Kerenyi et Furio Jesi notamment), la philosophie (notamment Giorgio Agamben, Foucault, Gramsci et Spitzer). Mises en dialogue, ces réflexions nourrissent une réflexion textuelle rigoureuse.
Dans l’introduction, Martina Di Febo aborde la question qui est au centre de sa démarche critique. Cette question prend ainsi les formes d’un véritable «nœud épistémologique» qui est le fil rouge de ses réflexions dans l’ouvrage: le passage, pour les mirabilia, du statut de l’illusion et de l’imaginaire à l’espace du réel. Ce glissement ontologique, qui est analysé à la lumière d’un riche corpus théorique et dans une perspective socio-historique (notamment dans la contextualisation du merveilleux au sein de la cour d’Henri II), met au jour une série de textes caractérisés par une véritable «objectivation des fantômes» (selon J.-C.
Schmitt) qui passe par un renversement du statut même des mirabilia.
Le premier chapitre propose une solide mise au point théorique, qui s’attarde sur les définitions et sur les évolutions des différents termes en question. Martina di Febo revient, dans la lignée des travaux de Jean-Claude Schmitt et de Jacques Le Goff, sur la définition de la mirabilia cléricale, et sur son lien au fantasma, théorisé par Saint Augustin et repris par les théologiens médiévaux, notamment ceux de l’école des Chartres. Le rapport entre mirabilia et fantasma est, dans ce sens, analysé sous l’angle de l’objectivation du concept de phantasia (p. 32) et de son évolution: de faculté intellectuelle, elle devient entité concrète.
La tripartition proposée par Le Goff dans son célèbre article «Le merveilleux dans l’Occident médiéval» (tripartition célèbre entre mirabilis, magicus et miraculosus) reste une référence cruciale, mais elle mériterait d’être nuancée et repensée: comme le remarque Di Febo, «les mirabilia semblent relever davantage d’un procès dialectique qu’une catégorie d’objets définis» (p. 49). Cette remarque ouvre une perspective d’analyse très novatrice: l’auteure repense à nouveaux frais, au siècle de l’émergence de la littérature en langue vernaculaire, les déplacements auxquels la notion est soumise en changeant de langue, et en s’inscrivant dans un contexte littéraire et fictionnel nouveau. Cette réflexion s’inscrit dans la lignée des travaux scientifiques qui ont été consacrés à la question ces dernières années, et propose de nouvelles analyses, associant la lecture fine des exemples à une réflexion théorique. La confrontation des sources latines et françaises, destinées à des publics différents, permet de comprendre ce que la littérature de fiction doit à la réflexion théologique contemporaine, et les écarts qu’elle ménage pour créer ses espaces.
Les merveilles que l’on retrouve dans les romans médiévaux sont, selon la lecture de Martina Di Febo, bien différentes des mirabilia médiolatines: les premières font partie intégrante d’un univers fictionnel, elles sont désignées comme exemplum fictum sed verisimile (p. 57), alors que les deuxièmes évoluent dans le champ du réel, dans un contexte culturel et littéraire marqué par une «obsession de la vérité» (p. 52). L’auteure retrace les évolutions de cette différence avec une précision remarquable. Martina di Febo se place dans le sillage des travaux de C. Ferlampin-Acher et de J.-R. Valette va, en effet, dans ce sens: la merveille, en particulier dans l’univers romanesque arthurien, doit être interprétée comme un dispositif fictionnel, qui «attend, à travers l’explication, son dévoilement» face à l’opacité de l’expérience; dans ce processus de connaissance, l’auteure rappelle l’importance du regard (le verbe miror est la racine des termes en question). La merveille des lais, des fabliaux et des romans est un dispositif fictionnel: le recours aux catégories de vérité y est un procédé littéraire qui s’inscrit dans un cadre symbolique-allégorique. Martina Di Febo rappelle le passage célèbre oú Wace, dans le Roman de Rou, se montre parfaitement conscient de la nature fictive des merveilles associées à la forêt de Brocéliande (p. 56). En revanche, les mirabilia médiolatines, notamment celles qui sont évoquées par Gautier Map ou par Gervais de Tilbury, se caractérisent par leur progressive «promotion dans le champ du réel» (p. 57).
Trois chapitres, conçus comme des enquêtes, sont ensuite consacrés à la réflexion menée sur le merveilleux dans des contextes politiques et littéraires très différents. Ces trois chapitres brossent en pointillés une nouvelle histoire du merveilleux médiéval, du XIIe au XVe siècle. Le deuxième chapitre est centré sur la réflexion activement menée à la cour d’Angleterre sous le règne d’Henri II Plantagenêt, espace de «reconfiguration de l’imaginaire» (p. 59). L’intérêt pour la merveille, sensible dans les œuvres cléricales de Giraud de Cambrie et de Gautier Map, est indissociable d’une réflexion géopolitique liée à la politique expansionniste d’Henri II. Dans ce cadre, un espace important est réservé à l’analyse de De Nugis Curialium de Gautier Map, considéré par l’auteure comme une «œuvre inexistante», à cause de sa nature stratifiée et fragmentaire. Dans son analyse de l’œuvre, Martina di Febo met en évidence les deux axes sur lesquels se fonde le discours de Gautier Map: un axe historique, qui ancre le récit dans une dimension temporelle réelle, et un axe mythique, qui remonte à la tradition littéraire classique, largement convoquée. L’axe dit «historique» sur lequel se construit la narration de Gautier Map contribue à produire un effet de concrétisation progressive des mirabilia dans le récit, qui est inséré dans un contexte historique et politique précis. Le surnaturel – sous toutes ses formes –doit ici se lire en relation à un univers politique et social marqué par la crise et l’hérésie, dans un «climat de profonde incertitude» (p.103). Martina di Febo insiste sur les seuils et les reconfigurations idéologiques auxquelles les textes soumettent la pensée du surnaturel: la collection de merveilles est liée à une ambition esthétique, fondée sur le témoignage, qui met en valeur le point de vue subjectif, mais aussi l’autorité d’un témoin. Cet aspect est encore plus évident dans les ouvrages de Giraud de Cambrie; ses descriptions géographiques semblent composer une proto-littérature de voyage «entièrement fondée sur le témoignage oculaire qui garantit la réalité et la véridicité des phénomènes observés» (p. 104). L’autorité du témoignage de Giraud passe ici par de véritables relations de voyage, qui décrivent un univers lointain, oú les mirabilia sont déplacées pour en mettre en évidence la distance et l’altérité. Les textes analysés dans ce chapitre manifestent aussi une forme de dépaysement de l’individu face à l’inconnu, au merveilleux tératologique en particulier. L’expérience du merveilleux s’ouvre alors à des questions bien plus profondes, qui laissent entrevoir les futures incarnations du merveilleux dans un imaginaire peuplé de sorcières: l’étude évoque à plusieurs reprises le thème des figures féminines démoniaques pour en retracer la genèse et l’évolution.
Le chapitre trois, consacré au XIIIe siècle, s’attarde sur l’œuvre de Gervais de Tilbury en la recontextualisant dans une perspective politique et religieuse qui met en avant une restructuration profonde des catégories liées au surnaturel. Dans l’œuvre de Gervais, la merveille est soumise à un processus d’incarnation qui est toujours associé au thème de la métamorphose et non pas, comme dans le cas de Giraud de Cambrie, à l’hybridité des corps. Les métamorphoses sont le symbole «d’un monde qui a du mal à retrouver des catégories de lisibilité définie et oú s’exprime le risque d’une chute dans le désordre et dans la bestialité», le signe d’«une instabilité constitutive» (p. 159). Les exemples choisis par Martina di Febo mettent en évidence la «responsabilité personnelle du témoignage»: la représentation des mirabilia noue un rapport encore plus fort entre la réalité et la fiction, en le «cristallisant dans une tradition» (p. 161).
Le dernier chapitre poursuit l’enquête en se penchant sur des corpus rarement étudiés, et pourtant essentiels au sujet du livre: les récits de voyage imaginaires, notamment le Purgatoire de Saint Patrick et les récits de voyage de La Sale et de Mandeville. Pour Martina di Febo, «au XIVe siècle, le processus d’incarnation des fantômes et d’objectivation de la merveille peut être considéré comme accompli». Les récits de voyage représentent une géographie outremondaine oú se manifestent, toujours dans une zone grise entre le démoniaque et le diabolique, différentes formes et figures merveilleuses, notamment la Sybille; plusieurs schémas typiques de catabase sont évoqués, en relation à la tradition classique. Si le récit de Mandeville est un récit à la première personne, qui se donne comme une expérience directe de la figure auctoriale, les récits d’Antoine de La Sale font référence à des légendes issues de la culture populaire et folklorique et au «récit de témoins» (p. 211), rapportant des traditions enracinées dans les populations locales. L’importance du témoignage et la place du témoin sont donc mis en évidence. Sous la plume d’auteurs non-cléricaux, la confrontation à l’Autre Monde de la merveille, influencé par un héritage théologique puissant, est aussi une façon de penser le rapport à l’altérité, que l’écriture de fiction projette dans des structures narratives qui gagnent à être lues ensemble. Martina di Febo, spécialiste des récits de voyage dans l’au-delà, retrouve ici un corpus qui lui est familier (Le Purgatoire saint Patrick), qu’elle a amplifié en choisissant des œuvres de la fin du Moyen Age, contemporaines des premiers récits de voyage en langue vernaculaire (Marco Polo, Jean de Mandeville). Ce déplacement dans le temps révèle des invariants anthropologiques dans la conception du merveilleux, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives, qui mettent en évidence des évolutions sensibles à la fin du Moyen âge pour penser le rapport à l’autre et à l’ailleurs.
L’intérêt de cet ouvrage tient autant à sa clarté, à la rigueur de ses analyses et à la précision de ses références, tant latines que françaises, qu’à l’aisance avec laquelle Martina di Febo manie les outils critiques empruntés à différentes disciplines: la philosophie contemporaine, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire littéraire sont confrontées aux corpus médiévaux avec une acuité et une distance critique qui font de ce livre un ouvrage de référence pour penser l’écriture de l’au-delà dans le Moyen Âge occidental et pour appréhender la notion de merveille au fil d’un vaste corpus de textes rarement lus ensemble.
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