di Michel Ostenc, Bulletin bibliographique des Archives de sciences sociales des religions, n°160
L'œuvre éducative et pastorale de Lorenzo Milani (1923-1967) ne cesse de susciter débats et polémiques. La formation du prêtre se plia à une discipline spirituelle ascétique qu'il conçut comme un enracinement dans le peuple. Il admirait les prêtres-ouvriers, mais il fut surtout influencé par une Église florentine fortement marquée par le soutien de Giorgio La Pira aux luttes ouvrières de l'après-guerre. L'idéal d'une nouvelle chrétienté inspirée de Maritain et de Gian Battista Montini animait une Démocratie chrétienne qui avait renoncé à l'indifférence initiale du catholicisme italien pour la démocratie politique; mais Lorenzo Milani se sentait proche du groupe progressiste de Giuseppe Dossetti et il considérait comme une grande défaite la victoire électorale de De Gasperi du 18 avril 1948 qui l'avait acquise avec le soutien des conservateurs. Dans la seconde moitié des années 1950, la ligne politique du Saint-Siège s'éloigna du dialogue noué par La Pira avec le communisme et le prêtre toscan se trouva quelque peu marginalisé (G. Miccoli, « Pio XII e la guerra », in : M. Franzinelli, R. Bottoni, Chiesa e guerra. Dalla « benedizione delle armi » al « Pacem in terris », Bologne, Il Mulino, 2005, p. 393-416). Il conseillait à ses élèves de l'école de Barbiana la lecture des « Lettres de prison » de Gramsci sans que ses écrits n'aient quelque trace de marxisme, l'Évangile restant leur principale source d'inspiration. Le Saint Office lui reprocha en 1958 un « esprit de classe de marque prolétarienne », mais l'image du prêtre restait chez lui strictement tridentine (G. Miccoli, « Don Lorenzo Milani nella Chiesa del suo tempo », in : Fra mito della cristianità e secolarizzazione. Studi sul rapporto Chiesa-società nell'età contemporanea, Casale Monferrato, Marietti, 1985, p. 428-454). Son orthodoxie rigoureuse le mettait à l'abri de toute accusation d'hérésie (L. Milani, Il dovere di non obbedire, Florence, Cultura, 1965, p. 33). Elle n'excluait pourtant pas une indépendance d'esprit à l'égard des milieux ecclésiastiques. Le colloque interdisciplinaire de Macerata (novembre 2007) aborde l'activité pastorale et éducative de Lorenzo Milani dans une approche historique qui prend en compte le caractère prophétique de son message social et religieux.
Dans ses « Esperienze pastorali » (1958), le prêtre toscan décrivait la crise de la paroisse en termes particulièrement vigoureux. En plein « miracle économique », les paysans quittaient les campagnes avec un sentiment de honte, attirés par les lumières de la ville qui leur réservaient de multiples humiliations. Lorenzo Milani voulait y remédier par l'instruction et la catéchèse sans se dissimuler les difficultés d'établir une communication avec des groupes sociaux en constante évolution. La culture religieuse des milieux populaires était pratiquement inexistante, le catéchisme s'avérant inefficace dans une société privée de sens civique et des moyens de communication nécessaires pour se comprendre. Lorenzo Milani émettait des réserves à l'égard d'une pastorale trop proche des modèles de socialisation du monde séculier (G. Miccoli, « Don Lorenzo Milani nella Chiesa del suo tempo », in : Fra mito della cristianità e secolarizzazione. Studi sul rapporto Chiesa-società nell'età contemporanea, Casale Monferrato, Marietti, 1985, p. 428-454). Il rompait avec les orientations générales du clergé de son époque en estimant que les activités récréatives des œuvres catholiques s'efforçaient d'affirmer la présence du Christ dans le monde en termes d'anticommunisme et il doutait des capacités des activités sportives à contribuer à l'édification d'une civilisation chrétienne. La « récréation » lui apparaissait comme une nécessité physiologique qui relevait exclusivement du monde laïque. Certaines activités récréatives étaient sans doute instructives, mais elles obéissaient avant tout à un critère de divertissement. Elles furent progressivement abandonnées au profit de l'école qui devint le pivot de l'action pastorale et éducative de Don Milani.
L'école était l'instrument privilégié de l'évangélisation du peuple. Il existait une forme sournoise d'analphabétisme qui empêchait les jeunes issus des milieux défavorisés de participer à la vie publique et l'école de Barbiana s'ouvrait à eux pour leur faire vivre une expérience solidaire fondée sur la justice. Elle prenait ses distances avec une tradition aulique en reliant ses enseignements aux problèmes de son temps, tout en offrant aux élèves les instruments nécessaires à l'acquisition des connaissances et à leur commentaire. Elle accueillait des adolescents venus de milieux très différents, mais animés du respect de l'adversaire, et elle organisait des rencontres susceptibles d'ouvrir leur esprit à d'autres horizons. La discussion qui les accompagnait s'adaptait au niveau de l'auditoire, l'éducation linguistique étant une des priorités de l'enseignement de l'école de Barbiano. Elle devait s'affranchir de toute rhétorique pour conférer de la clarté à la pensée et de la logique à l'expression. Les quotidiens représentaient un outil pédagogique majeur, Don Milani s'efforçant d'utiliser un vocabulaire emprunté au langage courant pour initier les élèves au sens des mots et d'aborder les sujets traités dans une perspective d'instruction civique. Maîtriser la parole signifiait non seulement acquérir la possibilité de communiquer avec les autres, mais aussi d'entamer un dialogue avec le Verbe. L'enseignant jouait un rôle essentiel dans la pédagogie de Lorenzo Milani qui reprochait aux défenseurs d'un libre développement de la personnalité un optimisme ingénu relevant d'une conception contemplative de l'éducation (L. Milani, Lettera a una professoressa, 1967).
On trouve peu de traces dans les écrits du prêtre toscan de la profonde communion d'esprit du maître et de l'élève préconisée par le pédagogue catholique Mario Casotti, auteur en 1930 de l'ouvrage plusieurs fois réédité « Maestro e scolaro. Saggio di filosofia dell'educazione ». Lorenzo Milani empruntait par contre des expressions comme celle du « maître prophète » au pacifiste non violent Aldo Capitini et ses perspectives pédagogiques obéissaient à une même exigence d'une éducation anticipant sur le futur (M. Di Giacomo, Don Milani tra solitudine e Vangelo (1923-1967), Rome, Borla, 2002, p. 19, p. 305). Les critères retenus pour la formation des enseignants ne convenaient guère au prêtre toscan qui se méfiait des techniques élaborées par la réflexion pédagogique. Il avait une très haute idée de la fonction enseignante et insistait sur la vocation. La réussite de l'œuvre d'éducation dépendait pour lui d'une tension spirituelle unissant le maître à ses élèves dans un même idéal de charité chrétienne. Lorenzo Milani s'insurgeait contre toute idée de sélection dans la scolarité obligatoire et il dénonçait l'injustice du système de notation comme instrument d'homologation sociale (E. Butturini, La pace giusta. Testimoni e maestri tra ‘800 e ‘900, Vérone, 2007, p. 213-217). Il souhaitait une évaluation des processus de formation permettant de juger la capacité de l'élève à utiliser un savoir.
Les prises de position de Lorenzo Milani ont toujours suscité des controverses. Ses « Esperienze pastorali » contenaient une charge anti-bourgeoise qui évoquait les polémiques d'un Péguy ou d'un Léon Bloy passées au crible de certains milieux catholiques florentins de l'entre-deux-guerres et du personnalisme d'Emmanuel Mounier (A. Acerbi, « Cultura popolare e Parola in don Lorenzo Milani », in : Don Lorenzo Milani tra Chiesa, cultura e scuola, Milan, Vita e Pensiero, 1983, p. 129). Ce « chrétien de l'Évangile » proclamait que certains spectacles immoraux ne l'étaient pas davantage que la stupidité de bien d'autres pourtant jugés bons. L'ordre du jour du congrès des aumôniers militaires italiens à l'occasion du trente-sixième anniversaire des Accords du Latran (11 février 1965) dénonçait l'objection de conscience comme une insulte aux morts pour la patrie et une lâcheté étrangère au commandement chrétien de l'amour de son prochain. Lorenzo Milani ripostait en préférant l'opposition des opprimés à leurs oppresseurs à celle des nationaux aux étrangers. Il rappelait que les guerres du fascisme avaient combattu les systèmes démocratiques et socialistes qui étaient les plus nobles de l'humanité. L'un donnait la liberté et la dignité aux pauvres et l'autre l'égalité et la justice (L. Milani, Lettera ai cappellani militari, 22 febbraio 1965, in : M. Gesualdi, Lettere di Don Lorenzo Milani, priore di Barbiana, Milan, 1970, p. 237 et suiv.). Certains de ses propos furent jugés excessifs et leur auteur taxé d'un caractère absolutiste (G. De Rosa, « Un profeta del nostro tempo ? Don Lorenzo Milani dalle sue lettere », Civiltà cattolica, 21 novembre 1970, p. 370-376).
Les conceptions de Lorenzo Milani insistaient sur le caractère communautaire du processus d'éducation et elles présentaient quelques analogies avec la pédagogie de Célestin Freinet sur les aspects pratiques et atypiques de l'école. Elles présentaient d'incontestables faiblesses dans une didactique dépassée et elles ne réservaient qu'une place marginale à l'enseignement des sciences ; mais le prêtre toscan ne cherchait pas à faire de Barbiana un modèle et il la concevait davantage comme une incitation à la création d'une école nouvelle. Son espace de liberté le consolait de l'incompréhension dont il se sentait victime dans l'Église. Lorenzo Milani préconisait « l'objection de conscience » comme une prise de conscience d'une responsabilité dans l'exécution des ordres reçus et il rappelait que le principal reproche adressé aux condamnés de Nuremberg et de Jérusalem était d'avoir obéi (L. Milani, L'obbedienza non è più una virtù, Florence, LEF, 1996). L'école de Barbiana prétendait former des citoyens immunisés contre les perversions intellectuelles dont souffraient parfois les enfants de la bourgeoisie. Don Milani laissait ainsi percer sa conception de la vie, faite d'une recherche tenace de la vérité et d'une utilisation de la connaissance dans un dialogue avec Dieu (L. Pazzaglia, « Don Milani, uomo di scuola », in : Don Lorenzo Milani tra Chiesa, cultura e scuola, p. cit. p. 169-191). Il dénonçait les privilèges de classe qui subsistaient dans l'école italienne des années 1950. Son œuvre de pasteur et d'éducateur a eu un très large écho dans les milieux laïques et au sein de la Gauche politique italienne (L. Lombardo-Radice, « Serietà degli studi, privilegio e merito. Dieci anni dopo la “Lettera a una professoressa” », Riforma della Scuola, juin-juillet 1977, p. 16-17). Elle devint au cours des années 1960-1970 une référence pour la culture catholique, en particulier dans les cercles engagés dans les critiques politiques et sociales qui accompagnèrent la réforme conciliaire dans la péninsule.
La finalité ultime de l'œuvre de Lorenzo Milani était de rendre à l'homme une dignité dont le manque de culture le privait. Le prêtre toscan croyait en la capacité d'une culture alternative des pauvres à construire une société meilleure. L'union de la culture et de la foi forgeait une conscience qui permettait à la personne d'émettre un jugement personnel. Don Milani restait fidèle à la conception chrétienne d'un idéal social dont les faiblesses ne pouvaient dépendre des insuffisances des réalisations humaines ; mais il y trouvait les motifs d'une réforme radicale de la pratique pastorale (D. Simeone, « Don Lorenzo Milani e la scuola popolare di S. Donato (1947-1954) », Ricerche pedagogiche, Année XXVII, no 105, octobre-décembre 1992, p. 31-40).